5.
— On t’a vue ! me soufflait Raimondo à l’oreille.
— Vraiment ? gazouillai-je.
— Qui est-ce ?
— Une pièce exceptionnelle.
— Authentique ? Signée ?
— Sans signature, mais tout ce qu’il y a d’authentique.
— Je m’informerai, sois tranquille. Et à moi, tu sais que tu peux faire confiance, je ne me laisse pas raconter des balivernes comme Palmarin.
— Ne me dis pas de mal de Palmarin, c’est un homme très précieux, tu ne sais pas combien.
— Ah, ah ! C’est lui qui te l’a présenté ?
— Pas du tout. Personne ne me l’a présenté. C’est moi qui me suis présentée toute seule.
— Et il est présentable ? Tu me le présenteras à moi aussi ?
— Demain soir chez Cosima.
— Mais qui est-il, que fait-il ?
— Oh, c’est quelqu’un qui circule, qui voyage…
Et, tout en disant cela, je le vis au comptoir de la pension Marin en train de rendre sa clef, de payer, look, look, Mr. Silvera is leaving, il s’en va dans la nuit, he is going away !
— Au revoir, bredouillai-je, déjà retournée.
— Mais qu’est-ce qui te prend, pourquoi toute cette hâte ?
— Je te le dirai demain chez Cosima.
— Oui, mais attention, entre-temps, moi, je poursuis mon enquête ! J’ai le droit de te surveiller…, cria-t-il par-dessus mon épaule.
— Surveille, surveille donc tant que tu veux.
Mais il pouvait être déjà trop tard, pensais-je en descendant précipitamment le grand escalier. Un homme tel que lui, sans obligations, sans attaches, sans travail (ou avec des obligations, des attaches, un travail que je ne connaissais pas), pouvait disparaître littéralement d’un moment à l’autre : pour les quelques malheureux objets qu’il avait à mettre dans son unique valise…
Deux motoscafi se balançaient contre le quai, mais ils étaient réservés à d’absurdes personnages officiels, à de stupides autorités. J’étais sur le point de me lancer à la nage dans les noirs abîmes quand arriva un taxi, qui déchargeait d’autres invités.
Je souris au chauffeur comme, dans la fresque de Pisanello, la princesse de Trébizonde sourit à saint Georges qui vient de la sauver du dragon. Je lui demandai de m’arrêter d’abord un instant à mon hôtel.
— À vos ordres, dit militairement le saint chevalier.
Dans ma chambre, je fourrai au fond d’un sac une chemise de nuit, mon nécessaire de toilette et quelques autres effets, pour le cas où David m’aurait proposé de repartir à l’aube Dieu sait où. Avec Mr. Silvera, tout était possible. Je redescendis en coup de vent.
— Pension Marin, derrière San Giovanni in Bragora, plus ou moins. Savez-vous où elle est, précisément ?
L’homme tint conseil avec d’autres saints, réunis à l’embarcadère de l’hôtel, en des tons murmurants de Conversation sacrée. Mais je me rendis bien compte que, de temps à autre, ils me regardaient curieusement.
— Une pension Marin, de ce côté, il y en aurait bien une, me rapporta saint Georges en revenant. Sur le canal de Santa Ternità.
— Oui, dis-je, c’est là que je dois aller.
Le canal n’était pas précisément celui de Santa Ternità, mais un autre, à demi obscur, qui s’en détachait entre des murailles sans quais. Ce fut moi qui découvris les marches conduisant à la ruelle.
— Voilà, c’est ici.
Le saint attacha son cheval à un anneau fixé au mur et m’aida à descendre, avec un coup d’œil dubitatif à l’entrée de la pension et un autre, de franche désapprobation, à mes escarpins d’argent.
— Attention aux marches, madame, tenez-vous bien à la rampe.
Il me tendit mon sac, il me remercia, je le remerciai. En entrant dans la pension, je me sentis plus princesse de Trébizonde que jamais, entre un chevalier qui s’en allait et un autre qui m’attendait dans son château.
Mais au comptoir, où il n’y avait personne, je sentis mon sang se glacer en voyant la clef du 12 pendue au râtelier. Il était resté à Chioggia, pensai-je, tandis que les mots « une femme dans chaque port » se gravaient, soudains comme la foudre, dans mon cerveau. Ou bien il était vraiment venu reprendre sa valise et s’en était déjà reparti.
« Et il n’a laissé aucun message ?
— Aucun, madame. »
La cruauté de ce dialogue imaginaire me fit saisir impulsivement la clef et courir à l’étage supérieur.